Les destructeurs de contenu
❍ Édition neuve : nouvelle lune du 25 juin 2025
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Les destructeurs de contenu
La nature, qui n'aime pas le désordre, et c'est d'ailleurs étonnant quand on constate à quel point la forêt moyenne est mal rangée, s'acharne à maintenir un équilibre constant entre populations de proies et de prédateurs. C'est donc avec une surprise modérée que les ethnologues ont vu apparaître, au cours des dernières années, une variété d'être humains susceptibles de remédier à la prolifération de l'espèce invasive qu'était devenue celle des créateurs de contenus.
L'évolution de ces derniers avait déjà été constatée par les spécialistes. Après celle d'individus posthumains qui, à l'instar de MrBeast, semblaient n'être plus que les prolongements de l'algorithme qui assurait leur succès et leur subsistance, on avait vu apparaître de véritables virtuoses de l'influence, dont le pouvoir de prescription était si grand qu'ils ne parvenaient pas, même une fois éloigné de leur webcam, à cesser d'infléchir le comportement des êtres qui les entourent. On en connut un qui, décidant de se mettre au régime, poussa tout son village à cesser brusquement de s'alimenter, ce qui entraîna la faillite de plusieurs épiceries, dont l'une installée dans le bourg depuis plusieurs générations. On en vit un autre dont la mort accidentelle lors d'une sortie de VTT poussa tous ses amis à se jeter dans le ravin où il était tombé.
C'est peut-être pour lutter contre le pouvoir croissant des créateurs de contenu, qui avait cru au point de menacer la niche écologique occupée par l'espèce humaine, qu'ont commencé à naître des destructeurs de contenu. Entendons-nous bien : il ne s'agissait pas de gens qui détruisaient du matériel en direct devant une caméra (ce qui constituerait encore un contenu), ni de producteurs de contenu à valeur nulle, comme une webcam fixant un mur ou un youtubeur endormi (ce qui, là aussi, serait toujours du contenu, qui plus est à prétention artistique, ce qui aurait la gravité du méfait). Non, les destructeurs de contenu avaient pour objectif et pour fonction d'empêcher la production même du contenu.
Les premiers destructeurs, sortes de mécènes inversés, se contentaient de payer les créateurs pour qu'ils ne créent pas. En échange d'une somme plus ou moins grande, proportionnelle à la notoriété du créateur, ce dernier acceptait de ne pas faire le guignol face caméra et de plutôt se livrer à des activités saines et normales, comme aller se promener dans un parc ou regarder passer les nuages. Le succès public fut immédiat. Libéré de l'obligation de regarder des gens eux-mêmes obligés d'être regardés, les viewers encensèrent les destructeurs de contenu, qui eurent la sagesse d'accepter ces louanges sans chercher à en tirer profit ou notoriété, ce qui serait allé à l'encontre de leur projet.
Mais cette première génération de destructeurs disparut rapidement pour laisser la place à des individus autonomes, gestionnaires d'une chaîne de destruction complètement intégrée. L'exemple le plus parfait de ce modèle économique reste aujourd'hui encore la plateforme EveryoneButFans, qui envoyait des images et vidéos pornographiques à tout le monde, sauf à ceux qui payaient pour ne pas les voir. Bien évidemment, les auteurs de ces vidéos s'échinaient à produire les images les moins sexy, pour ne pas dire les plus répugnantes possible. Avec un succès certain : rapidement, la quasi-totalité de l'humanité fut abonnée à leurs chaînes, libérant les créateurs de l'obligation de se filmer. L'épée de Damoclès au dessus de la tête des non-viewers, qui risquaient de recevoir des photos abominables au moindre retard de paiement, suffisait à les décourager de se désabonner pour vérifier si du contenu était toujours produit.
Ainsi se constitua le web 4.0. Un internet où les viewers n'ont plus à regarder, ni les créateurs à créer, mais où ces derniers continuent d'être payés pour le faire — ou plutôt ne pas le faire. Sans doute le meilleur des mondes.
Sur ce, L’Insolithe part en vacances. Comme à chaque fois, les abonnements seront mis en pause pendant les mois d’été.
Rendez-vous à la rentrée pour une nouvelle saison !
Merci à vous toutes et tous de l’avoir lu cette année. Grâce à votre fidélité, les chiffres de Substack sont formels, je suis aujourd’hui officiellement la 60e personne la plus drôle au monde.

