Polémique autour des Cafés Tristes
❍ Édition neuve : nouvelle lune du 20 novembre 2025
Par Ambroise GarelExcellente initiative visant à l'insertion de personnes handicapées ou odieuse exploitation d'individus fragiles ? Depuis un mois, la polémique fait rage sur les réseaux au sujet des Cafés Tristes. Ce nom, assorti du logo montrant un serveur au teint gris et cerné et d'un slogan désormais célèbre (« servi en tirant la gueule ») orne désormais la devanture de dix cafés à Paris et en proche banlieue. Dans ces cafés, conçus par l'entrepreneur Yohann Canaille, les tables sont servies par des individus souffrant de handicaps qui, ailleurs, les tiendraient éloignés de l'emploi.
Yohann Canaille explique d'où lui est venu l'idée. « J'ai grandi en proche banlieue parisienne, dans une ville un peu bobo, et dès le collège j'ai été marqué en voyant combien de mes camarades semblaient souffrir. Tous ces gens "différents", qu'on affublait de noms horribles » Premiers de la classe, HPI, licornes, surdoués, « hauts QI ». Autant de mots violents pour décrire une même réalité. « Des gamins comme ça, la classe moyenne aisée en produit par milliers, qui vont leur vie durant tourner aux anxiolytiques, qui ne pourront jamais exercer un emploi normal parmi le reste de la population, ils la méprisent beaucoup trop pour cela. Qu'est-ce qu'ils vont devenir, ces gosses ? Franchement, c'est horrible à dire, mais il n'y a que deux façons dont ça peut finir pour eux, aussi moches l'une que l'autre. » En prononçant ces mots, Yohann Canaille semble ému. On le comprend, car les statistiques sont formelles : la plupart de ces jeunes finissent leur vie tristement, ou bien à écrire des pamphlets gauchistes sur Internet, ou bien à corriger les fautes d'orthographe des gens sur les réseaux sociaux.
D'où l'idée des Cafés Tristes, un lieu de travail où les ex-élèves surdoués bénéficient d'un cadre adapté à leur handicap. Aidés par des encadrants habitués à travailler avec ce genre de public (rédac' chefs de magazines parisiens, chefs de projet dans l'informatique…), ils apportent cafés et viennoiseries aux clients attablés, sans se déprendre un seul instant de leur morgue antipathique. Mais pourquoi leur faire servir des tables plutôt que, par exemple, les affecter à un emploi de bureau qui serait plus adapté à leurs prédispositions ? « Oh oui, j'y avais pensé, explique Yohann Canaille en rigolant. Mais dès qu'on les met devant un PC ils passent la journée à procrastiner. Et puis ils souffrent tous de troubles de l'attention, c'est impossible pour eux de se concentrer pendant plusieurs heures sur une tâche. C'est déjà un miracle qu'il se souviennent de quelle table ils doivent servir. »
Alors, les Cafés Tristes, un modèle d'insertion par l'emploi ? Pas si sûr. Pour certaines associations, il s'agit d'un abus de personnes en situation de faiblesse. « Certes, on sait que les HPI ont des difficultés d'accès à l'emploi, explique Céline Lunettes, de l'association "Pour un autre regard sur l'intelligence", mais est-ce une raison pour les regrouper ainsi dans une même entreprise, comme des bêtes curieuses ? Oui, ils sont infects, imbus d'eux-mêmes, narcissiques et il est impossible de travailler avec eux. Mais c'est le regard de la société qui doit changer. » L'image que les Cafés Tristes donnent des HPI dérange aussi beaucoup Céline Lunettes, qui insiste : ce n'est pas parce qu'on est un intello qu'on est forcément triste. On peut simplement être chiant.
D'autres détracteurs s'inquiètent des liens entre Yohann Canaille et des mouvements athées et rationalistes radicaux, qui utiliseraient la défense des HPI comme outil dans leur lutte politique contre les religions. Lorsqu'on pose la question à Yohann Canaille, sa réponse est toute trouvée : « Écoutez, oui, c'est vrai, j'ai des contacts dans les milieux rationalistes, pas des gens très sympathiques mais que voulez-vous, c'est impossible de travailler avec des HPI sans croiser des redditeurs ou des zététiciens, c'est comme ça. »
Alors, les Cafés Tristes, bonne ou mauvaise idée ? Nous laisserons le lecteur en juger. Concluons toutefois en posant une question essentielle, que les détracteurs de Yohann Canaille n'ont curieusement jamais évoquée durant nos entretiens : finalement, un café où des serveurs névrosés font la gueule, est-ce si différent de n'importe quel autre bistrot parisien ?
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